Gâtés pourris

On sort ébranlé du World Press Photo, des images qui nous révèlent le monde, crûment, brutalement, avec éloquence cependant. Une planète hostile, ingrate et violente sur laquelle tentent de survivre des populations de migrants. Des gens que le désespoir, la faim, la maladie, la répression poussent d’une frontière à l’autre, souvent sous les bombes . La vérité nous frappe de plein fouet, ils n’ont rien, pas de soins, pas de nourriture, pas de sécurité. Alors les spectateurs que nous sommes peuvent se trouver chanceux, mais pire encore rester indifférents. Vivons-nous dans le même monde qu’eux ? La désolation est telle, le fossé tellement grand entre eux et nous.

Jamais avons-nous été aussi menacés que ces exclus du droit de vivre, mais néanmoins laissés à nous-mêmes, seuls face à la maladie et à la pauvreté. Je prends à témoin ces femmes d’ici, mariées d’après guerre, les mères des boomers, nées au tournant des années vingt. Cette génération est la dernière de cette lignée de pionnières sans ressources autres que leur courage.

Jeanne, et bien d’autres comme elle, a enfanté une famille de huit enfants. Sans accès aux soins et aux médecins, elle endurait et souffrait, surtout pour ses enfants, les petits maux comme les plus inquiétants. La menace de la maladie était doublée de celle de la ruine, de se retrouver à la rue faute de payer l’hôpital. Elle recourait à la charité de temps à autre car le gouvernement l’abandonnait aux mains des huissiers, on saisissait ceux qui n’avaient rien, on s’emparait sans retenue de sa dignité. Jeanne n’avait pas non plus d’appareils ménagers, elle lavait à la main le linge et le suspendait dans la maison. Sa besogne ne lui laissait aucun répit. À l’école, on obligeait des costumes avec chemises à empeser. Elle était aussi couturière et tissait des tapis et des couvertures sur le métier des Fermières. Son homme n’était pas toujours à la hauteur, alors elle devait gagner de l’argent, en plus. Hors du foyer, elle devait trouver à garder les enfants. De toute part la dureté de la vie la frappait.

Quand ses enfants furent partis, ils ont continué à profiter d’elle, elle qui jamais n’a attendu la reconnaissance, elle qui a piétiné son orgueil toute sa vie. Elle a alors accueilli tous les malheureux qui se sont trouvés sur son chemin, un homme paralysé à qui elle donnait un repas et une douce attention, une soeur malade, une jeune femme enlisée dans le crime. Elle a donné tant à la société, dans l’ombre sans se plaindre, avançant par vents contraires. Sa récompense, mourir dans un CHSLD.

Rappelons-nous de tous ces gens dépouillés de leur humanité, rappelons-nous ces femmes de chez-nous qui nous ont portés, à bout de bras, sans autres aides que le courage et la solidarité. Demandons-nous si nous ne sommes pas trop gâtés et gardons-nous de devenir pourris.